Pour les comptables belges conformément à la loi du 18 septembre 2017
La déclaration de soupçon à la Cellule de Traitement des Informations Financières (CTIF) est une obligation légale essentielle pour les comptables belges dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (BC/FT). Ce guide pratique a pour objectif de vous accompagner dans la compréhension et la mise en œuvre efficace de cette obligation.
En tant que professionnel du chiffre, vous êtes en première ligne pour détecter des opérations potentiellement liées au blanchiment d'argent ou au financement du terrorisme. Votre rôle est crucial dans le dispositif préventif mis en place par la législation belge.
La non-déclaration d'une opération suspecte peut entraîner des sanctions administratives et disciplinaires pour le professionnel et son cabinet. Il est donc essentiel de bien maîtriser la procédure de déclaration.
L'obligation de déclaration de soupçon est définie aux articles 47 à 54 de la loi du 18 septembre 2017 relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l'utilisation des espèces.
Selon l'article 47 de cette loi, les entités assujetties, dont font partie les experts-comptables et les conseils fiscaux, sont tenues de déclarer à la CTIF, lorsqu'elles savent, soupçonnent ou ont des motifs raisonnables de soupçonner :
La norme de l'Institut des Experts-comptables et des Conseils fiscaux (ITAA) du 31 mars 2020 précise également les modalités pratiques de cette obligation.
Une déclaration à la CTIF doit être effectuée dans les situations suivantes :
La déclaration doit être effectuée avant l'exécution de l'opération, en indiquant le délai dans lequel celle-ci doit être exécutée. Si le report de l'opération n'est pas possible ou risquerait d'empêcher la poursuite des bénéficiaires, la déclaration peut être effectuée immédiatement après l'exécution de l'opération.
La notion de "soupçon raisonnable" est centrale dans le dispositif anti-blanchiment. Il ne s'agit pas d'avoir une certitude absolue quant à l'origine illicite des fonds ou au caractère criminel de l'opération, mais plutôt de disposer d'éléments objectifs suffisants qui, après analyse, permettent de considérer qu'il existe une probabilité raisonnable que l'opération soit liée au BC/FT.
Le professionnel du chiffre doit donc faire preuve de discernement et s'appuyer sur son expertise pour évaluer les situations. La déclaration de soupçon ne doit pas être systématique face à toute opération inhabituelle, mais doit résulter d'une analyse approfondie et documentée.
Pour vous aider dans votre évaluation, voici les principales catégories d'indices qui peuvent révéler une opération suspecte :
Catégorie | Indices |
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Comportement du client |
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Nature des opérations |
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Structure d'entreprise |
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Facteurs géographiques |
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Situation : Une société de commerce de détail déclare un chiffre d'affaires stable d'environ 200.000 € annuels. Soudainement, sans changement d'activité ni développement commercial, son chiffre d'affaires triple en l'espace de trois mois. Le gérant justifie cette hausse par "une bonne conjoncture" mais ne peut fournir de documents probants (nouvelles factures, contrats, etc.).
Analyse : L'augmentation brutale et significative du chiffre d'affaires sans explication économique satisfaisante constitue un indice sérieux. En l'absence de justificatifs crédibles, cette situation pourrait indiquer un mélange de revenus licites avec des fonds d'origine illicite.
Décision : Cette situation justifie une déclaration à la CTIF après analyse approfondie.
Situation : Un nouveau client, propriétaire d'un petit commerce local, souhaite structurer son activité à travers un montage impliquant trois sociétés belges et une holding dans un pays à fiscalité privilégiée. La structure proposée est manifestement disproportionnée par rapport au volume d'activité réel.
Analyse : La complexité de la structure n'est pas justifiée par les besoins économiques ou commerciaux du client. Cette disproportion pourrait indiquer une volonté de dissimuler l'origine des fonds ou les bénéficiaires effectifs.
Décision : Cette situation justifie une déclaration à la CTIF après analyse approfondie.
Situation : Une société de conseil informatique, dont les clients sont principalement des grandes entreprises, présente régulièrement des dépôts en espèces importants (plus de 10.000 € par mois) sur son compte professionnel. Le gérant explique que certains clients préfèrent payer en espèces, mais ne peut fournir de factures correspondantes.
Analyse : Dans ce secteur d'activité, les paiements en espèces sont inhabituels, surtout pour des montants élevés. L'absence de justificatifs pour ces versements constitue un indice sérieux.
Décision : Cette situation justifie une déclaration à la CTIF après analyse approfondie.
Une déclaration de soupçon à la CTIF doit contenir des informations précises et complètes. Voici les éléments essentiels à inclure :
La qualité et la précision de ces informations sont essentielles pour permettre à la CTIF d'effectuer une analyse efficace. Une déclaration trop vague ou incomplète pourrait ne pas être exploitable.
Pour étayer votre déclaration, il est recommandé de joindre tous les documents pertinents dont vous disposez :
Les documents doivent être téléchargés au format électronique via l'application sécurisée de la CTIF. Veillez à ce que les fichiers soient clairement identifiés et de taille raisonnable pour faciliter leur traitement.
Avant d'entamer la procédure de déclaration en ligne, assurez-vous de :
Il est recommandé de préparer un document de travail regroupant toutes les informations à saisir avant de commencer la procédure en ligne.
La déclaration s'effectue exclusivement via le site sécurisé de la CTIF. Voici les étapes à suivre :
Rendez-vous sur le site officiel de la CTIF à l'adresse www.ctif-cfi.be et cliquez sur "Déclarations en ligne" dans le menu principal.
Authentifiez-vous à l'aide de votre certificat électronique (carte eID, itsme, certificat commercial).
Complétez les informations relatives à votre identité et à votre cabinet.
Saisissez les informations d'identification du client concerné (personne physique ou morale) et des autres personnes impliquées.
Détaillez les opérations suspectes, leur chronologie et les indices qui ont éveillé vos soupçons. Cette partie est cruciale et doit être particulièrement soignée.
Joignez les documents pertinents pour étayer votre déclaration (formats PDF, JPEG, etc.).
Vérifiez l'ensemble des informations saisies avant de valider définitivement votre déclaration.
Après validation, vous recevrez un accusé de réception électronique avec un numéro de référence. Conservez précieusement ce document.
Une fois la déclaration envoyée, la CTIF peut vous contacter pour obtenir des informations complémentaires. Vous devez répondre à ces demandes dans les délais impartis.
La qualité de votre déclaration dépend de la qualité des informations recueillies. Voici quelques conseils pratiques pour optimiser votre collecte d'informations :
Organisez vos recherches de manière structurée en définissant clairement les informations à recueillir et les sources à consulter.
Gardez une trace écrite de toutes vos démarches, des documents consultés et des informations obtenues.
Utilisez des sources d'information officielles (Moniteur belge, Banque Carrefour des Entreprises, registre UBO, etc.).
Reconstituez la chronologie précise des événements et des opérations pour mieux comprendre leur enchaînement.
Croisez les informations provenant de différentes sources pour détecter d'éventuelles incohérences.
Basez votre analyse sur des faits objectifs et documentés, évitez les suppositions non vérifiées.
L'article 55 de la loi du 18 septembre 2017 impose une stricte confidentialité concernant les déclarations de soupçon. Cette obligation, également appelée "interdiction de divulgation" (tipping-off), est fondamentale pour l'efficacité du dispositif.
Il est formellement interdit d'informer le client ou des tiers qu'une déclaration de soupçon a été transmise à la CTIF ou qu'une analyse pour blanchiment de capitaux ou financement du terrorisme est en cours.
Cette interdiction concerne :
La violation de cette interdiction est passible de sanctions administratives et pénales.
L'article 56 de la loi prévoit néanmoins quelques exceptions limitées à cette interdiction :
Ces exceptions sont strictement encadrées et doivent être interprétées de manière restrictive.
La loi prévoit des mécanismes de protection pour les professionnels qui effectuent des déclarations de soupçon de bonne foi.
Selon l'article 57 de la loi du 18 septembre 2017, la divulgation d'informations à la CTIF de bonne foi ne constitue pas une violation d'une quelconque restriction à la divulgation d'informations imposée par un contrat ou par une disposition législative, réglementaire ou administrative.
Cette divulgation n'entraîne aucune responsabilité d'aucune sorte pour l'entité assujettie, ses dirigeants, ses employés ou ses représentants.
L'article 59 de la loi prévoit également une protection des personnes qui ont signalé un soupçon de BC/FT contre toute menace, acte hostile ou mesure préjudiciable ou discriminatoire en matière d'emploi.
L'identité des membres du personnel de l'entité assujettie qui ont procédé à une déclaration à la CTIF est protégée. La CTIF ne divulgue pas cette identité aux autorités judiciaires ni aux tiers.
La protection n'est accordée que si la déclaration a été faite "de bonne foi", c'est-à-dire sans intention malveillante et avec des motifs raisonnables de soupçonner un lien avec le BC/FT.
Une fois la déclaration transmise à la CTIF, plusieurs scénarios sont possibles :
La CTIF peut vous contacter pour obtenir des précisions ou des documents supplémentaires. Vous devez répondre à ces demandes dans les meilleurs délais.
Dans certains cas, la CTIF peut s'opposer à l'exécution d'une opération pour une durée maximale de 5 jours ouvrables, afin de permettre aux autorités judiciaires de prendre des mesures conservatoires.
Si après analyse, la CTIF estime que les informations ne sont pas suffisamment pertinentes, le dossier peut être classé sans suite. Vous n'êtes pas informé de ce classement.
Si les analyses révèlent des indices sérieux de BC/FT, la CTIF transmet le dossier au procureur du Roi ou au procureur fédéral. Vous n'êtes généralement pas informé de cette transmission.
Toute communication ultérieure avec la CTIF concernant une déclaration doit mentionner la référence du dossier qui vous a été communiquée lors de l'accusé de réception.
Il est important de noter que la CTIF ne vous informera pas systématiquement des suites données à votre déclaration, en raison des règles de confidentialité qui encadrent ses travaux.
Vous devez conserver une copie de votre déclaration et des documents y afférents pendant 10 ans à compter de la fin de la relation d'affaires avec le client concerné ou de l'opération occasionnelle.
Après avoir effectué une déclaration de soupçon à la CTIF, vous devez déterminer l'attitude à adopter envers le client concerné, tout en respectant l'interdiction de divulgation.
L'article 46 de la loi du 18 septembre 2017 impose une réévaluation individuelle des risques de BC/FT liés au client ayant fait l'objet d'une déclaration de soupçon. Cette réévaluation doit tenir compte de la circonstance qui a motivé la déclaration.
Sur la base de cette réévaluation, vous devez décider :
La décision de mettre fin à la relation d'affaires doit être prise avec précaution pour ne pas alerter le client sur l'existence d'une déclaration de soupçon.
Si vous décidez de maintenir la relation d'affaires, vous devez exercer une vigilance renforcée, qui peut inclure :
Dans la pratique, il est recommandé d'adopter une attitude professionnelle et neutre envers le client, sans changement brutal de comportement qui pourrait éveiller ses soupçons. Si le client s'interroge sur des demandes d'informations supplémentaires, vous pouvez les justifier par des obligations générales de conformité ou des mises à jour périodiques de vos dossiers.
La déclaration de soupçon constitue une obligation légale fondamentale pour les comptables belges dans le cadre du dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
En tant que professionnel du chiffre, vous jouez un rôle de sentinelle dans ce dispositif, et votre vigilance est essentielle pour protéger l'intégrité du système financier.
La clé d'une déclaration efficace réside dans :
N'oubliez pas que cette obligation s'accompagne d'une protection légale pour les déclarations effectuées de bonne foi, et que son respect rigoureux est la meilleure garantie contre d'éventuelles sanctions administratives ou disciplinaires.
La déclaration de soupçon n'est pas une accusation envers votre client, mais une contribution essentielle à un système collectif de protection contre les flux financiers illicites, dans l'intérêt général de la société et de l'économie.